Partie 2 : Le développement énergétique de l’Argentine à l’épreuve des conflits mondiaux (1914-1945)
1. L’Argentine face au choc de la Première Guerre Mondiale
Nous avions laissé L’Argentine, dans la partie précédente, se relever progressivement d’une phase de crise économique aiguë due à un déséquilibre de la balance commerciale et un surendettement de l’Etat argentin du moins selon le narratif officiel.
Nous avons tenté de montrer que cette crise avait en réalité des soubassements énergétiques. En effet la consommation d’énergie issue de la biomasse bien qu’en croissance perdait rapidement en qualité en raison de l’éloignement de plus en plus important entre les sources exploitables et les centres de consommation et d’exportation.
La crise de 1890, loin de détruire le potentiel de croissance de l’Argentine, lui a permis au contraire d’investir massivement dans une nouvelle infrastructure fonctionnant davantage au charbon. En effet, on observe que le volume de charbon consommé en Argentine est en forte augmentation entre 1888 et 1913 passant de 500 à 2500 milles tonnes équivalent pétrole (+410%).
Les exportations à la veille de la Grande Guerre étaient donc au beau fixe, l’Argentine ayant investi dans la modernisation de son agriculture, en particulier la mécanisation et l’utilisation d’engrais de synthèse. La période 1890-1914 est ainsi qualifiée de « grande expansion »[1] dans le secteur agricole avec la valorisation de terres jusqu’ici peu productives comme celles de la Pampa argentine. Le déploiement du réseau ferré argentin lui permet non seulement d’exporter les marchandises produites vers le marché international mais également d’exploiter des massifs forestiers qui avaient jusque-là été trop éloignés des centres de consommation pour alimenter la machine économique (voir l’exemple de la forêt de llanos).
En 1908, l’Argentine commence également à extraire du pétrole depuis son propre territoire ce qui contribue au succès précoce de cette forme d’énergie dans ce pays par rapport au charbon principalement importé.
Le choc de la première Guerre mondiale aurait pu être fortement destructeur pour l’économie argentine dont 60% de l’énergie consommée provenait des importations de charbon. En effet, avec la fermeture des routes commerciales et l’entrée dans l’économie de guerre, l’Angleterre n’exporte quasiment plus de charbon à destination de l’Argentine malgré la neutralité de cette dernière dans le conflit. La consommation de charbon de l’Argentine passe alors de 2500 ktep en 1913 à seulement 400 ktep en 1917.
Pourtant l’Argentine va réussir à fortement augmenter sa consommation de biomasse en exploitant de nouveaux massifs forestiers maintenant accessibles grâce à la progression du réseau ferré. En effet, la réorganisation de l’économie argentine après 1890 autour du charbon importé a permis de dégager un nouveau potentiel de croissance, suffisant pour dégager des marges d’investissements dans l’infrastructure productive sans trop dégrader les conditions de vie de la population (contrairement à la crise de 1890).
La crise de 1914-1918, qui aboutit à la rupture des approvisionnements charbonniers, est un élément exogène à l’économie de l’Argentine. Il n’y a donc pas d’investissements massifs dans l’infrastructure productive comme cela avait pu être le cas en 1890.
En nous rapportant à nouveau à notre indicateur sur le nombre de km de voies ferrées installées chaque année, on observe en effet que la période 1914-1918 est l’occasion d’un quasi-arrêt dans les nouvelles installations, le pic d’installation s’étant produit plusieurs années auparavant en 1910.
L’Argentine consacre en effet l’essentiel de son économie à réorienter sa consommation d’énergie vers la biomasse forestière et agricole. La consommation de biomasse passe ainsi de 1,4 Mtep en 1914 à 5,7 Mtep en 1918 soit une augmentation impressionnante de près de 300% en l’espace de seulement 4 années. Cette réorientation dans l’urgence fait mieux que compenser la baisse des importations de charbon puisque la totale consommation d’énergie de l’Argentine passe de 3,8 à 6,7 Mtep sur la même période (voir graphique 1).
Ainsi à l’inverse de la situation de 1890, l’Argentine ne sacrifie pas le niveau de vie de sa population pour consentir à de salutaires investissements productifs dans les infrastructures. Au contraire l’Argentine va surconsommer de la biomasse pour maintenir la qualité de vie de la population. Cette surconsommation (dans le sens : qui dépasse de loin la consommation d’énergie avant la crise) peut s’expliquer par le fait que de nombreuses infrastructures étant optimisées pour fonctionner au charbon (locomotives, machines à vapeurs industrielles ou agricoles…) son remplacement par du bois peut nécessiter une extraction plus importante de cette matière pour un même service. De plus, le bois (ou les résidus de culture) n’a pas le même pouvoir calorifique selon son degré d’humidité ou l’essence auquel il appartient.
Ainsi, bien qu’un potentiel forestier important et la présence d’une infrastructure de transport aient rendu possible une surconsommation de bois sur une brève période, on voit également que cette source d’énergie est vite remplacée dès que les approvisionnements en charbon sont rétablis entre 1919 et 1921. La chute de l’utilisation de biomasse aussi rapide que sa montée, illustre bien le fait que cette source d’énergie est de moins bonne qualité ou, à tout le moins, mal adaptée à l’infrastructure productive de l’Argentine telle qu’elle était en place à l’époque.
2. L’adaptation énergétique de l’Argentine pendant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre Mondiale.
L’entre-deux-guerres est marquée par la survenue de la crise de 1929, aussi appelée « Grande Dépression » en raison de son effet durable sur le commerce international et sur l’économie de nombreux Etats dans le monde. L’Argentine par son intégration marquée dans le circuit commercial mondial depuis le XVIIIe siècle, a été à l’avant-poste de cette déflagration économique mondiale.
Ou du moins aurait dû l’être.
L’effondrement du commerce international pendant cette période est souvent représenté par le graphique suivant qui illustre sa violence et sa soudaineté :
Entre janvier 1929 et janvier 1933, les importations totales de près de 75 pays passent de 2998 millions de dollars-or à seulement 992 millions de dollars-or (-67%). Cet effondrement laissera le commerce mondial longtemps déprécié puisqu’il faudra attendre 1974 pour que le monde atteigne un niveau d’échange similaire à celui de 1929.
Les chiffres du commerce extérieur de l’Argentine semblent corroborer cette évolution. En effet, les échanges commerciaux de l’Argentine exprimés en valeur (pesos) diminuent fortement en 1929. Les importations passent de près de 2 milliards de pesos en 1929 à seulement 900 millions en 1934 tandis que les exportations passent de 2,2 milliards e 1,1 milliards sur cette même période.
Pourtant une analyse plus poussée au niveau des volumes physiques de marchandises échangées nous indique un tableau plus contrasté. En effet, si les importations de biens diminuent fortement, passant de 1,3 million de tonnes à 700 000 tonnes entre 1929 et 1933, on remarque que les exportations de biens en volume physique restent relativement stables autour de 2,3 millions de tonnes jusqu’en 1938.
Contrairement à ce qu’indique le chiffre des exportations en valeur, l’Argentine reste en réalité fidèle à sa tradition historique de fournisseur net de matières premières à destination des économies industrialisées. Alors que l’Europe et les Etats-Unis connaissent une période de crise énergétique due à la transition du charbon vers le pétrole, l’Argentine permet à ces pays d’amortir le choc de cette transition en leur exportant une partie des richesses produites sur son immense territoire agricole.
Ce maintient du niveau d’exportation parallèlement à une chute du volume physique d’importation ne peut advenir que dans un contexte de forte augmentation de la consommation d’énergie dans le pays grâce à l’extraction locale de pétrole (+42% pour le pétrole entre 1929 et 1938).
Avec le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, où l’Argentine choisit à nouveau la neutralité, le commerce du charbon devient à nouveau impossible, ce qui impacte sa capacité de production et donc ses exportations de produits agricoles. Pour remplacer le charbon l’Argentine adopte une stratégie similaire à celle de 1914 en mobilisant fortement son potentiel forestier et agricole. La consommation de biomasse augmente ainsi de 150% entre 1939 et 1944 avant de décliner brutalement.
Cette période des deux guerres mondiales, aura été l’occasion pour l’Argentine d’adapter progressivement son économie à une nouvelle source d’énergie en fort développement : le pétrole.
En effet, la consommation de pétrole est multipliée par 30 entre 1914 et 1950, grâce à la production locale de cet hydrocarbure. L’extraction du pétrole nécessitant à ses débuts des investissements modestes, l’Argentine a pu investir progressivement dans le renouvellement de son appareil productif, en développant un réseau de transport basé sur l’automobile, et la diffusion plus large encore de machines agricoles (tracteurs, moissonneuses-batteuses) fonctionnant au pétrole. Le pétrole a également contribué à l’électrification du pays et au renforcement de son industrie (notamment en favorisant la production locale de ciment, très énergivore).
Le tableau précédent nous confirme en effet que le secteur industriel (ainsi que dans une moindre mesure la construction et le secteur minier) a traversé la période 1939-1945 comme si de rien n’était poursuivant une croissance soutenue. La baisse d’activité ou la stagnation dans le secteur agricole et de l’élevage (ganaderia) s’est répercutée après 1938 principalement sur les exportations de l’Argentine (voir graphique 4) sans impacter le niveau de vie local.
La transition d’une économie dépendante du charbon à une économie tirée par la consommation de pétrole s’est faite plus progressivement que la transition énergétique précédente (voir Partie 1). En effet, le développement d’une production locale de pétrole dont la qualité énergétique était beaucoup plus élevée que celle du charbon importé est en grande partie responsable de cette transition “douce” sans impact du niveau de vie. Les choc exogènes des deux guerres mondiales ont de plus contraint l’Argentine à concentrer par deux fois des investissements au développement des deux sources d’énergie locales qu’étaient la biomasse et le pétrole. Sans ces chocs extérieurs on peut penser que l’adaptation au pétrole de l’économie argentine se serait effectué plus tardivement et de manière beaucoup plus brutale (voir encadré 1 de la Partie 1).
Prochainement
Partie 3 : L’essor économique d’après-guerre et la crise de 2001 : comme un air de déjà vu ?
Vous avez apprécié cet article ? Soutenez le blogue sur Tipeee !
Bibliographie :
[1] Adrián Gustavo Zarrilli. (2001). Capitalism, Ecology, and Agrarian Expansion in the Pampean Region, 1890-1950. Environmental History, page 566
[2] Kindleberger, C. P. (1986). The World in Depression, 1929-1939. University of California Press, page 170
[3] Anuario geográfico argentino. (1942). Comité nacional de geografía, p. 373 & 375
[4] Ibid. p. 314
[5] Estudio Economico de America Latina 1949 (1951). Secretaria de la comision economica para america latina, p. 112
1 Pingback