Partie 3 : L’essor économique d’après-guerre et la crise de 2001 : comme un air de déjà vu ?
1. Un développement économique basé sur l’accès au pétrole bon marché
La consommation d’énergie en Argentine est en forte croissance dans la période post Seconde guerre mondiale. Elle passe en effet de 11 à plus de 42 Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole) entre 1945 et 1980. La croissance de la consommation est portée par l’exploitation bon marché du pétrole présent dans le sous-sol national. Le pétrole devient l’énergie ultradominante dans l’économie de l’Argentine représentant plus de 70% de la consommation totale d’énergie au cours des années 1960 et 1970.
La transition du complexe charbon-biomasse au pétrole s’est effectuée sur une période relativement longue en Argentine qui couvre l’ensemble de la période des guerres mondiales. En adaptant progressivement son appareil productif à l’utilisation à grande échelle de pétrole, l’Argentine a pu profiter d’un important potentiel de croissance économique.
En raison de la présence historique d’activités consommatrices d’énergie comme l’agriculture « moderne », l’agro-industrie, l’Argentine a échappé à la « malédiction des matières premières » qui veut que l’exploitation par un pays se fasse au détriment de sa croissance économique (phénomène aussi appelé maladie hollandaise). En effet, des pays pétroliers sans tradition commerciale, comme les pays du Moyen-Orient, étaient contraints d’échanger leur pétrole contre des produits manufacturés produits en Occident dans un rapport de force défavorable. L’industrie occidentale étant ancienne et donc avec un coût amorti, il était économiquement non viable pour ces Etats de développer un appareil industriel à partir de rien.
L’Argentine au contraire a pu pleinement profiter de l’extraction de pétrole sur son sol, puisque les circuits économiques historiques faisaient de l’Argentine un pays « transformateur » de ressources et non un simple producteur. On a ainsi vu au cours des développements précédent (cf. Partie 1 et Partie 2) que l’Argentine exploitait la biomasse sur son sol pour générer une production agro-pastorale à destination de l’étranger. Plus tard l’Argentine a importé des quantités importantes de charbon pour les transformer en ressources agricoles ensuite réexporté. Se situant plus haut dans la chaine de valeur internationale et possédant des actifs non délocalisables (ses terres agricoles) l’Argentine a réussi à pleinement profiter de ses ressources énergétiques locales.
L’extraction du pétrole en Argentine a ainsi encouragé l’extension du réseau routier du pays dès la fin des années 1930 (voir graphique 2), permettant à l’instar de l’extension du réseau ferré au XIXe siècle, de mettre en valeur de nouveaux territoires en particulier pour les activités agricoles tournées vers l’exportation. En effet en 1940, seul 7,5% des marchandises étaient transporté par camion contre 60% transporté par rail. En 1955 ces proportions étaient respectivement de 30 et 46%, montrant le fort développement du réseau routier en seulement 15 années.
Les terres agricoles de l’Argentine ont également pu bénéficier de nouvelles machines agricoles fonctionnant au pétrole ainsi que d’une quantité encore plus importante d’intrants agricoles en provenance de la pétrochimie naissante. L’industrie lourde a également été gagnante dans cette transition énergétique avec le développement d’une production locale de béton et d’acier (cf. Graphique 3).
Les chocs pétroliers des années 1970, et l’envolée des prix du pétrole brut qui les accompagne, conduit les pays industrialisés à investir dans des technologies plus efficaces (diminution des pertes énergétiques) et à diversifier les sources d’énergie en particulier en promouvant la consommation de gaz naturel.
L’Argentine, dont la production pétrolière connaît un plateau à l’époque, va importer ces technologies occidentales pour exploiter plus largement le gaz naturel qui est produit sur son sol. La part du gaz dans la consommation d’énergie totale en Argentine passe ainsi de 20 à 40% en seulement 10 ans (1980-1990). Cependant, la gaz restait une énergie secondaire, l’économie étant principalement tirée par la consommation de pétrole.
2. La crise de 2001 et ses conséquences : un miroir de la crise de 1890 ?
Toutes les belles histoires ayant une fin, la phase d’expansion économique sans précédent qu’a connue l’Argentine après 1945 s’est progressivement ralentie à partir des années 1980.
Mais c’est à la fin des années 1990 que la situation énergétique de l’Argentine prend un réel tournant. En effet, en 1997, la production de pétrole de l’Argentine passe son pic. Si en raison de la structure de son économie et de sa position dans le marché international, l’Argentine a réussi à profiter entièrement du pétrole produit sur son sol, elle ne possédait en revanche pas un rapport de force suffisant pour importer le pétrole qui risquerait de faire défaut à son économie. Face à ce constat, l’Argentine se trouvait face à un défi économique important : accélérer la modernisation de son appareil productif dans un contexte de contraction de sa source d’énergie principale qu’était alors le pétrole.
La période 1998-2001 correspond également à une période de grave crise économique en Argentine qui aboutit au défaut de paiement de l’Etat argentin en 2001, pour un montant de plus de 100 milliards de dollars, un record mondial pour l’époque. La littérature économique attribue classiquement cette crise à la mauvaise gestion du pays en particulier son important déficit commercial au cours des années 1990 et l’accumulation de dette publique sous la dictature militaire (1976-1983).
Pourtant, l’explication énergétique à la crise de 1998-2001, nous paraît ici aussi avoir un pouvoir explicatif plus fort. L’arrêt brutal de la croissance de la production de pétrole a provoqué un choc économique important, d’autant plus qu’il apparaît comme relativement soudain. La solution apparaît donc d’adapter rapidement certains secteurs clés de l’économie à une source d’énergie dont le potentiel de croissance est intact à savoir le gaz naturel.
Ainsi durant la crise 1998-2001, on note que malgré une baisse de PIB de 20% et un taux de chômage de 27%, le “niveau d’effort” semble s’être accru dans certains secteurs de l’économie.
C’est en particulier le cas dans le secteur électrique où les années 1998-2001 sont justement celles où l’Argentine installe une quantité très importante de Centrales à Gaz à Cycle Combiné. En effet ces dernières passent de 0,7 à 7 GW entre 1997 et 2002. Un investissement aussi important dans cette technologie de production électrique (dont le rendement énergétique est élevé, à environ 60%) est d’autant plus remarquable dans une société en proie à une crise économique aussi importante.
Autre “anomalie” où l’on voit la crise économique de 1998-2001 épargner magiquement certains secteurs d’activité, en ce qui concerne le domaine des transport et en particulier le secteur automobile. En effet,le parc automobile à combustion “traditionnelle” (diesel ou essence) se stabilise à partir de 1999 avant de décliner entre 2001 et 2005. Concommittament à ce phénomène, le nombre de véhicules fonctionnant au Gaz Naturel Comprimé (GNC) a connue une hausse continue entre 1995 et 2005 passant de 300 000 à 1,5 millions de véhicule. La crise économique de 1998-2001 ne montre aucune rupture de cette tendance, les véhicules GNC représentant au final plus de 20% su parc automobile total en 2005.
La situation présente donc des similitudes avec la crise de 1890 que nous avons analysé en début d’article (cf Partie 1). La société argentine avait en effet dans un contexte de « transition énergétique », accepté de travailler plus dans des conditions sociales dégradées afin d’investir dans des technologies compatibles avec l’utilisation de charbon. A mains égard la situation de 1998-2001 peut être lue comme un sacrifice social similaire afin de garantir la croissance énergétique future. Sans cette « crise » la société argentine n’aurait peut-être pas été en mesure de transiter assez rapidement vers le gaz dans un contexte de fort déclin de la production pétrolière.
Le gaz devenait l’énergie motrice de l’économie comme l’avait été le charbon après la transition de 1890. Cependant contrairement à la fin du 19e siècle, la transition vers le gaz en 2001 ne s’est pas révélée être une solution durable, l’Argentine étant confronté à un pic de production à peine 7 ans plus tard
3. La situation énergétique de l’Argentine depuis 2008.
La crise de 2008 au niveau mondial est également réputée avoir comme possible origine le pic de production du pétrole conventionnel. Cette crise a également impacté l’Argentine, qui atteignait au même moment son pic de production de gaz naturel conventionnel.
Depuis cette date la consommation d’énergie en Argentine stagne autour de 80 Mtep (cf Graphique 5). La production de pétrole et de gaz non conventionnel pourrait être une planche de salut pour le pays s’il ne souhaite pas entrer en contraction énergétique profonde avec tous les désagréments économiques que cette situation risque d’entraîner. Cependant, le potentiel de croissance de ces sources non conventionnelles apparait limité, en particulier face au déclin naturel très important des champs de pétrole et de gaz conventionnel. La situation économique pourrait donc rester durablement déteriorée en Argentine.
Un indicateur intéressant à suivre est la hausse de la consommation de biomasse dans le pays depuis 2009 qui a comme antécédant les fortes hausses de consommation durant la crise de 1914-1918 et 1940-1945. Le pays cherchait alors à pallier la disparition brutale des possibilités d’importations de charbon. Ce phénomène pourrait indiquer que la situation énergétique du pays est extrêmement tendue au regard des précédents historiques. Le maintien de cette source d’énergie depuis 2008, dont l’utilisation est mal adaptée aux structures économiques basées sur l’énergie fossile, devrait nous interroger sur la profondeur du mal qui ronge l’économie du pays.
Frappé depuis 2018 par la récession, l’Argentine a également du relever le défis du Covid-19 et le ralentissement économique mondial qu’elle a entrainé. La crise covid pourrait pourtant paradoxallement avoir permis au pays de réorganiser une partie de son appareil productif en particulier en faisant appel à de nouvelles installations d’énergies renouvelables à même d’économiser les ressources restantes en gaz naturel. De même la crise covid a été l’occasion de la mise en place de procédés de production moins énergivores (en particulier le télétravail).
Historiquement, les crises permettent en effet à l’Argentine d’engendrer un nouveau cycle de croissance en investissant dans de nouvelles sources d’énergie. Le potentiel le plus important repose sur le développement des sources éoliennes et solaires. Leur consommation intensive de matériaux et leur caractère intermittant devrait néanmoins tempérer cette affirmation en reléguant ces convertisseurs énergétiques à un rôle d’appoint su gaz naturel.
Ainsi il n’est pas certain que la crise covid ait dégagé des adapations énergétiques et sociales suffisantes pour enrayer le déclin économique qui guette l’Argentine et peut-être aussi… le Monde.
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FIN
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Bibliographie :
[1] Analisis y proyecciones del desarrollo economico. El desarollo economico de la Argentina. II. Los Sectores de la Producción (1959). Secretaría de la Comisión Económica para América Latina, page 68
[2] Duggan B. (1998). Iron and steel production in Argentina 1920-1952. Attempts at establishing a strategic industry. University of London. page 49
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